Nora BENHABILES

Deputy Director in charge of Innovation, Valorisation and Start-up creation au CEA

Auditrice de la Session Annuelle 23

 

Un chemin de liberté en recherche pour innover hors des sentiers battus au service de la santé

C’est aux interfaces qu’on fait les grandes découvertes

Nora, la lecture de ton impressionnant CV frappe par la richesse de ton parcours, comment le décrirais-tu ?

La richesse de mon parcours ? La première chose qui me vient à l’esprit, c’est la dimension humaine, que j’aime beaucoup. Cet itinéraire, je le vois comme une randonnée, il est ponctué de hasards, de rencontres, de coups de cœur. A l’image d’un chemin non linéaire, où l’on se trouve attiré par des profils, des gens ou des situations. 
Je pensais me consacrer à de la recherche théorique. J’adorais vraiment cela. J’avais envie d’être libre sur mes choix en la matière. Nous étions quelques-uns à vouloir travailler sur des sujets disruptifs, sur le repliement des protéines ab initio pour prédire la structure tridimensionnelle des protéines avec des champs de force. L’objectif était de tester des médicaments in silico. Il s’agissait donc de travailler complètement en théorie, grâce à l’intelligence artificielle, à une époque où l’usage de l’IA commençait à peine à se répandre et où le recours réseaux de neurones n’était pas particulièrement bien vu. Nous avions envie de travailler sur de nouvelles biophysiques, tant avec des académiques qu’avec des industriels.

 

Comment as-tu gagné cette liberté de faire de la recherche dans les domaines qui te passionnent ?

J’ai eu une chance incroyable. En biophysique moléculaire, nous étions très peu à être retenus : environ une quinzaine d’étudiants universitaires et une quinzaine d’élèves de grandes écoles. En fin de DEA, nous devions tous avoir le même niveau – un niveau vraiment élevé - en physique, en biologie et en chimie. Je venais de la biochimie : ni ingénieure, ni physicienne, je te laisse imaginer la gageure. Or il nous a fallu beaucoup travailler, tous, ingénieurs ou pas, physiciens ou pas. C’est cela qui nous a véritablement soudés. De fait, nous avons souffert ensemble ! D’ailleurs bon nombre d’entre nous sont restés amis. Il faut ajouter que les professeurs étaient impressionnants : issus de tous horizons, ils n’hésitaient pas à nous inciter à prendre bagages et enfants en post-doc, encourageant les filles à ne pas se laisser contraindre par des impératifs familiaux.
Pour ma thèse, j’ai intégré l’INSERM en 1994. Je tenais absolument à travailler sur un sujet de recherche théorique, j’avais pour cela refusé deux propositions de thèses sur des sujets jugés moins risqués et assorties de bourses. A l’hôpital Bichat, nous travaillions comme des fous. Tard le soir, nous parlions voyages et expéditions exotiques avec les grands patrons. Là encore, le facteur humain a joué. Ils se sont pris au jeu de la théorie. Ils m’ont laissée me former à Mc Gill, participer à des colloques mathématiques sur la dynamique non linéaire. Ils venaient à mes répétitions et me soutenaient. L’un d’eux me donnait même des conseils pour mon activité d’enseignement bénévole dans le cadre de L’Ecole à l’Hôpital. Mes élèves, pour certaines jusqu’en 2ème année de fac, étaient souvent très brillantes. J’ai alors développé un réel goût pour l’enseignement, qui ne me quittera pas, et qui m’a valu d’être nommée le 13 juillet dernier, Chevalier des Palmes Académiques - une distinction qui m’a beaucoup touchée. Au moment où nous sablions le champagne dans l’unité pour fêter mon accession au poste de professeur associée de biophysique en fac de médecine en 1ère année, j’ai appris qu’il était attribué à un médecin ! Pour financer la suite de mon doctorat, j’ai postulé au FNRS, l’équivalent belge du CNRS et la bourse obtenue m’a poursuivie un temps pendant mon post-doc. C’était une période très chouette, où tout semblait possible. On discutait avec les grands groupes industriels et des théoriciens de très gros calibre de Boston ou des universités californiennes de sujets très innovants. Les frontières étaient bien moins établies qu’elles ne le sont aujourd’hui, notamment entre académie et industrie. Seuls le besoin et la passion nous guidaient.

 

As-tu un autre exemple de frontières encore abolies à cette époque ?

Au début de mon post-doc, je suis à Salzburg. Ce n’est pas facile : je suis la seule fille - une Parisienne ! - Le management n’a rien à voir avec ce que j’ai connu en France. Au moment où j’arrive en Autriche, changement de gouvernement. Ma bourse n’est pas confirmée. Je décide malgré tout de rester. Mon boss accepte, à la condition que je change de sujet. Pour concevoir des réseaux de neurones (ce que je n’avais encore jamais fait et ce que mon prédécesseur n’avait pas réussi à faire en un an) appliqués au repliement des protéines par threading et organiser un séminaire, j’ai deux mois – et une pile de livres. Je relève le défi, et dès lors, entre 1998 et 2001, je joue ma place chaque mois. Je comprends vite l’enjeu data et grâce entre autres aux compétences acquises en statistiques descriptives à l’INSERM, je réussis contre toutes attentes à développer une méthode qui prédit en moyenne mieux que l’homme les repliements corrects ou incorrects. Me voilà donc invitée à la prestigieuse Gordon Conference. Et là, je me retrouve avec des personnalités comme Martin Karplus qui sera par la suite corécipiendaire du prix Nobel en 2013 et Peter Kollman : tous, post-docs et grands scientifiques, nous discutons sciences autour d’une bière, comme si nous étions dans la même équipe. Il y a zéro barrière. Persuadés que c’est mon prénom, ils m’apostrophent par-delà la table : « Benhabiles ! Benhabiles ! ». La richesse de ces échanges et de ces transmissions de savoir, au-delà des hiérarchies est une force, quelle que soit sa position et son expérience.

 

Quelle est la suite de l’aventure ?

Cela ne se fait pas mais je refuse une proposition d’un prestigieuse Université new-Yorkaise ! Entre mon mari lassé par nos pérégrinations et les US, le choix est vite fait. De retour à Paris, je suis invitée au CNRS dans l’équipe d’un scientifique formidable, théoricien des acides nucléiques. Il ne prenait pas de haut, bien au contraire, nos approximations en physique et en mathématiques. C’est d’ailleurs ce type de travaux au sein de la communauté qui a contribué à l’émergence du Machine Learning, de l’apprentissage et des phénomènes de reconnaissance de patterns. Mais à l’époque, au début des années 2000, on considérait qu’il fallait travailler à l’échelle de l’atome avec des méthodes de physique statistique classique. Quant à nous, nous étions convaincus qu’il fallait se servir à la fois d’une information moyenne statistique et de données précises et qu’une vérité théorique émanerait des deux. A l’Institut de Biologie Physico-Chimie, je devais donc reproduire des expériences de désolvataion de l’ADN par Microscopie à Force Atomique par des méthodes théoriques de mécanique et dynamique moléculaires. Un jour mon boss vient me voir, je ne sais plus ce que j’avais fait exactement, toujours est-il que je vois mon ADN qui se désolidarise et chaque brin part à l’infini : « Nora, s’exclame-t-il, il y a dix ans, tu aurais peut-être été éligible pour un grand prix scientifique, mais alors là franchement, on est très loin de ce qu’on doit faire ! ». Grande rigolade. J’ai quelquefois saturé les serveurs avec mes calculs pour avancer plus vite sur le sujet, aussi les excellents théoriciens de l’IBPC haussaient-ils la voix : « Nora, ça suffit avec tes calculs ! ». J’en ris encore.

 

Comment atterris-tu dans une start-up ?

En 2002, je rencontre un grand monsieur, brillant et plein d’humour, qui part à la retraite du CEA. Il monte sa start-up. Certes, j’ai été élevée avec l’idée que passer dans l’industrie, c’est un peu donner son âme au diable. Mais le feeling avec les personnes, c’est ce qui nous permet à tous de nous dépasser. Et là, c’est le coup de foudre. J’ai carte blanche. J’ai une équipe, je dispose de serveurs Unix, Windows, je peux travailler sur des bases de données, développer les réseaux de neurones, faire de la médecine des systèmes ou ce que je veux ; le tout, c’est de concevoir des méthodes qui permettent d’aller plus vite pour le développement des médicaments. Quatre ans et demi de bonheur professionnel, avec une équipe exceptionnelle. Nous avons développé une sorte de super-algorithme innovant qui permettait, virtuellement, de savoir où étaient les échantillons, d’utiliser les résultats des manipulations (laser capture, transcriptomique, etc.), d’appliquer la biologie des systèmes à la chémo-informatique, d’enrichir les résultats avec des données issues de bases de données open source du monde entier puis de les stocker sur un intranet sécurisé afin de les modéliser. Je dirigeais toute la partie théorique. En parallèle, la partie expérimentale portait sur une molécule utile dans le domaine cardiovasculaire. La start-up avait levé une belle somme. Lors de l’audit, où les grands du secteur pharmaceutique ont débarqué avec leur cortège de spécialistes, ils ont manifesté leur scepticisme sur la molécule. Plus d’investissement, plus de start-up. Quant à moi, je suis enceinte de jumeaux et je n’ai plus de travail.

 

Dans cette situation, comment rebondis-tu ?

La start-up avait eu pour partenaire l’Université Catholique de Louvain (KUL). Mon indéniable grossesse ne les empêchent pas de me proposer un poste de Professeure invitée à temps plein, à démarrer après mon congé maternité. Quittant Paris, après Nîmes, pour la Flandres, je m’inscris en même temps à un Global Executive MBA qui me conduira de Barcelone à Shanghai, en passant par Madrid et la Silicon Valley. Pourquoi ajouter à mes objectifs de recherche à la KUL cette charge de travail, entre business cases et autres examens, alors que les jumeaux avaient à peine plus de six mois ? J’avais en tête, et je n’y ai pas renoncé, de créer une structure pour faire du diagnostic médical (sérieusement) à partir d’une goutte sang. Aussi ressentais-je le besoin de gagner en ampleur en matière de finance et d’investissement. J’étais la seule scientifique au milieu de financiers.

 

Est-ce alors que tu montes ta start-up de biotechnologie ?

Les conditions étaient réunies : j’avais avec moi mon réseau, des investisseurs aux US, une équipe formidable prête à tenter l’aventure, un grand cabinet d’avocats de Barcelone, un ancien patron d’un grand groupe industriel prêt à diriger le board, un grand fonds d’investissement, un ami comme PDG et moi comme Chief Scientific Officer. Le timing semblait optimal. Mais là, tout s’enchaîne :  suite au décès brutal du futur président du board, les investisseurs commencent à se retirer, la crise des subprimes survient, les bonnes volontés se recentrent sur leurs urgences immédiates. C’est l’une des choses les plus difficiles que j’ai eu à faire : arrêter ce projet qui me tenait tant à cœur.

 

Dans quel état d’esprit es-tu ?

Le projet avait été exceptionnel, l’équipe aussi. Quelles qu’en soient les raisons, l’échec n’était pas facile à encaisser. J’étais un peu dépitée, toujours tiraillée par la tentation de repartir à l’étranger. On me conseille de transmettre mon CV au CEA. Le CEA me propose dans la foulée un CDD pour structurer un projet santé numérique. Je rejoins six mois après le CEA d’abord à la DRT dans le domaine de santé numérique, puis suis recrutée à la Direction de la Recherche Fondamentale sur un poste de direction. J’y suis toujours.

 

Au vu de ton parcours et de ton tempérament, ces treize années au CEA ne manquent pas d’étonner ?!

J’ai pu y monter de très beaux projets grâce au soutien de l’organisme. A titre d’exemple, j’ai eu la chance de travailler sur des grands projets comme l’EIT Health qui a été sélectionné par la Commission européenne ou le flagship au service du patient digital, le digital twin. J’étais coordinatrice du projet avec l’Institut Max Planck. In fine, DigiTwins, ce magnifique projet, a été sélectionné en première instance mais n’a pas été retenu par la Commission. Cela dit, ce n’était pas le bon moment, les technologies n’étaient pas suffisamment validées et leur acceptation questionnée. Peut-être n’est-ce toujours pas le bon moment.

 

Pourquoi ?

Sans doute qu’à l’ère de IA générative, le monde professionnel n’est pas encore prêt à accepter l’aide à la décision clinique. L’acceptation en premier lieu des professionnels, en second lieu des instances scientifiques, n’est pas acquise. Il reste cependant compliqué de proposer des sujets d’innovation aux interfaces, même si les innovations se font souvent aux interfaces et quelquefois là où on ne les attend pas. Par exemple, un des constats de la Commission européenne est qu’il subsiste dans nos laboratoires européens de nombreuses innovations qui ne trouvent pas de chemin sur les marchés en Europe et qu’en pratique, il y a un fort taux d’attrition et que peu de projets émergent véritablement après valorisation de ce continuum entre recherche exploratoire, recherche appliquée et mise sur le marché. L’investissement reste assez conservateur en Europe. De plus, à l’aulne de quel KPI interne peut-on mesurer une mission transverse, partagée et qui sort des sentiers battus ? Comment créer, donc financer, des espace-temps de confiance qui permettraient par exemple à nos chercheurs, suffisamment motivés pour prendre ces risques personnels pendant deux ou trois ans, de construire quelque chose sur la durée et dans la multidisciplinarité, indépendamment des cases déjà établies ? Il faut certainement réfléchir à d’autres façons de faire pour compléter les dispositifs existants. Les initiatives et les sujets sont légion, il y a un océan de choses à faire et tellement de bonnes volontés, qu’elles soient industrielles ou académiques.

 

L’IHEE dans tout cela ?

A l’IHEE précisément, j’ai trouvé les mêmes volontés dans les corps d’administration que je connaissais moins comme l’état-major des armées, la gendarmerie, les douanes, d’autres ministères que celui de la Recherche et, bien sûr, les industriels. Cette caisse de résonance française qu’est l’IHEE est exceptionnelle. Elle constitue de plus un précieux terrain d’expérimentation, de test d’idées en particulier dans la dimension OFF qui est très intéressante. A l’IHEE, j’ai beaucoup apprécié l’esprit très bienveillant, j’ai rencontré des personnes passionnantes et curieuses, j’ai découvert des cultures et des pays. Je n’avais pas vraiment réfléchi au préalable au rôle de l’entreprise : ma participation m’a positionnée sur quelque chose que je n’avais pas imaginé.
Ceci dit, mon objectif, à l’IHEE, était de mieux comprendre de manière générale l’écosystème français, mon réseau étant plutôt européen. J’avais aussi la curiosité de l’écosystème de l’entreprise en France : les industriels liés au CEA et le monde de la Tech ne représentent qu’une petite partie du monde de l’entreprise. A l’IHEE, le choix des personnes avec leur cursus et leurs parcours fait qu’on apprend quelque chose de neuf sur l’entreprise. Cela m’a permis de prendre du recul – ce qui ne m’était jamais arrivé sur ce sujet. 
Je voulais aussi me confronter à d’autres personnes et à leurs questionnements, apprendre de réactions que je n’aurais pas imaginées, écouter comment les uns et les autres se comportent sur des positionnements stratégiques : par exemple, qu’auraient-ils fait autrement pour innover, pour promouvoir les projets technologiques, promouvoir DigiTwins ? Cela m’a obligée à changer de perspective, c’est ce dont j’avais besoin, y compris pour me remettre en question.
Bien sûr, j’ai gardé des contacts, on se revoit, on échange sur des sujets d’innovation, j’ai été invitée ici et là. Je vais organiser prochainement un évènement pour la promo.

 

Comment se fait-il que tu n’aies pas encore mentionné la montagne à l’issue de cet entretien ?

Depuis toute petite, mon père montagnard nous entraîne en randonnées, mes enfants sont en cordées depuis l’âge de quatre ans. Avec mon mari, nous avons fait quantité de treks et d’expéditions, y compris de voyages un peu innovants : le Cotopaxi en Equateur, l’Aconcagua en Argentine, la Cappadoce en canot raft sur le fleuve rouge puis en VTT, la grande traversée du Ladakh et du Zanskar en Himalaya, le Mont Blanc par les 3 monts, le Yemen, l’Egypte dans le désert en camion, un circuit loin des clichés à Bali et j’en oublie. Figure-toi qu’en thèse, je me suis vraiment posé la question de devenir gardienne de refuge. Toujours, cet attrait pour la liberté !

 

La diversité de tes intérêts m’impressionne, d’où te vient-elle ?

Enfant, mes parents m’avaient acheté une grosse encyclopédie intitulée « Toute la science », illustrée avec des images de chercheurs en blouse dans les tonalités vert-orangé très années cinquante. Le soir, je m’éclatais avec toutes les sciences en effet. Cela me faisait rêver. Mon père, réalisateur à la Maison de la Radio, toujours la tête dans les étoiles, nous rapportait des bandes avec des enregistrements d’Hubert Reeves que nous écoutions à la campagne. C’est la physique appliquée à la santé qui m’intéressait. Je voulais visualiser le corps humain par un prisme moléculaire. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs exactement cela que j’enseigne : l’immunité des systèmes. J’adore cela. Pourtant, il n’y avait strictement aucun parcours balisé qui correspondait à cet objectif, ni à celui d’être dans les domaines de l’innovation et de la valorisation. Alors tu fais ton chemin petit à petit, avec cet attracteur étrange pour t’orienter au fil de l’eau, tu fais ton chemin… Avec, toujours aussi vivace, l’envie d’être impactante.

 

 

 

Interview réalisée par Emmanuelle Berrebi, Senior Advisor in Innovation & Change chez BNP Paribas, Président de l'association Séphora Berrebi, Auditrice de la Session Annuelle 13 et Présidente de la commission Solidarité d'IHEE Connect