Anne-Cécile SOULARD

Magistrate et Coordinatrice de formation pour les juges consulaires à l'Ecole National de la Magistrature (ENM)

Auditrice de la Session Annuelle 9

 

 

Je suis magistrate judiciaire depuis 16 ans. J’ai d’abord occupé les fonctions de substitut du Procureur à Amiens puis de juge d’instance à Chartres avant de rejoindre l’administration centrale du Ministère de la Justice puis de devenir, depuis 2016, coordonnatrice de formation à l’Ecole Nationale de la Magistrature. Mon parcours me mènera prochainement au tribunal judiciaire de Paris en tant que vice-présidente au sein de la chambre du droit bancaire et financier. 

IHEE : Pouvez-vous vous présenter ? A quel programme de l’IHEE avez-vous participé ? Pouvez-vous revenir sur cette expérience : souvenirs, anecdote à partager ?

Anne-Cécile Soulard : Anne-Cécile Soulard, 42 ans, j’ai participé à la 14ème promotion de la Session Annuelle l’IHEE.

Je suis magistrate judiciaire depuis 16 ans. J’ai d’abord occupé les fonctions de substitut du Procureur à Amiens puis de juge d’instance à Chartres avant de rejoindre l’administration centrale du Ministère de la Justice puis de devenir, depuis 2016, coordonnatrice de formation à l’Ecole Nationale de la Magistrature. Mon parcours me mènera prochainement au tribunal judiciaire de Paris en tant que vice-présidente au sein de la chambre du droit bancaire et financier.

De ma participation à l’IHEE, je garde le souvenir d’une année inspirante, dynamisante et enthousiasmante dès le premier séminaire dans la fraicheur du petit matin à Rungis et dans la suite de nos pérégrinations qui nous ont menées de Sochaux à Bangalore en passant par Boston, Helsinki et Paris.

Ce qui m’a marqué lors de cette année, c’est la transformation qui est à l’œuvre autant dans les entreprises que nous avions visité que dans les parcours individuels des participants de l’IHEE. La capacité à se réinventer est un gage de vitalité. 

 

Quels sont les principaux enjeux dans le secteur de la magistrature ? 

Parmi tous les défis auxquels est confronté la magistrature actuellement, celui de la transformation numérique est à la fois une opportunité pour améliorer le fonctionnement de la Justice et une potentielle remise en cause du rôle du juge.

En pratique, il reste encore beaucoup à faire pour améliorer les outils numériques de la justice et notamment pour rendre possible la dématérialisation des procédures. Le travail sur un dossier au format papier est encore la réalité quotidienne du juge. Plusieurs projets en cours de déploiement devraient moderniser le travail du juge en créant les conditions d’une chaîne civile ou pénale nativement numérique. La dématérialisation des procédures permettrait un gain de temps au regard des contraintes d’enregistrement et de saisie des procédures, de manipulation des dossiers et de réalisation de copies. Elle faciliterait l’accès du justiciable à l’instance en lui permettant plus aisément de connaître l’état d’avancement de son affaire et en fluidifiant les échanges entre les parties et entre les parties et le juge. 

L’open data des décisions de justice est actuellement en cours de déploiement. L’ensemble des décisions de justice devrait être accessible à l’horizon 2025. Le justiciable, comme le juge, pourra disposer facilement, rapidement et gratuitement de l’ensemble des décisions de justice. Ce big data juridique fait déjà craindre à certains une dérive algorithmique de la justice dans laquelle l’analyse statistique viendrait remplacer l’analyse humaine, donc faillible, du juge. L’intelligence artificielle pourrait ainsi conduire à établir des barèmes d’indemnisation automatique en fonction de critères prédéterminés, par exemple en matière de prestation compensatoire ou d’indemnisation du préjudice corporel. De tels barèmes ne seraient toutefois que des indicateurs que le juge confronterait à la singularité de chaque dossier. La question qui reste en suspens est celle de l’influence que constituera cette base de données dans le raisonnement du juge.

Enfin, la transformation numérique laisse émerger de nouveaux acteurs juridiques qui questionnent la place du juge. Des plateformes proposent désormais la résolution de litiges en ligne. Certaines utilisent désormais la blockchain pour proposer ce service selon un mode de résolution décentralisé et participatif. L’intelligence artificielle peut-elle remplacer le juge ?

Il me semble que l’émergence de ces nouvelles technologies met surtout l’accent sur les attentes des justiciables : une justice prévisible et rapide. Elle omet toutefois une demande fondamentale du justiciable : celle d’une justice humaine qui prend le temps d’écouter. C’est vers cela que la numérisation de la justice devrait se concentrer.

 

Vous travaillez à l’ENM à Paris, pourriez vous nous en dire plus sur les spécificités de cette succursale ?

L’Ecole nationale de la magistrature est surtout connue du grand public pour son antenne bordelaise qui forme les futurs magistrats, dénommés « auditeurs de justice ». L’ENM comprend également une antenne parisienne, chargée de la formation continue des magistrats, des actions internationales de l’Ecole et de la formation de tous les « publics-cibles » de l’Ecole qui ne sont pas des magistrats. En effet, un département est entièrement dédié à la formation des personnes qui, sans être magistrats, exercent des fonctions juridictionnelles ou concourent étroitement à l’activité judiciaire. Le département des formations professionnelles spécialisés (DFPS) forme ainsi :

1. Des juges non-professionnels

  • juges consulaires
  • magistrats à titre temporaire
  • conseillers prud’hommes
  • assesseurs des pôles sociaux

2. Des collaborateurs de justice

  • conciliateurs de justice
  • délégués du procureur
  • experts chargés de l’expertise des victimes d’actes de terrorisme.

Ces publics ont la particularité, pour la plupart, de ne pas être des juristes de formation ou de métier et d’intervenir ponctuellement dans l’activité judiciaire en exerçant leurs fonctions pour une durée limitée.

 

En tant que coordinatrice de formation pour les juges consulaires, quel est votre regard sur les évolutions en matière de formation ? En quoi ces évolutions vont-elles impacter la magistrature de manière générale ?

Les juges consulaires sont des juges non professionnels bénévoles issus du monde de l’entreprise qui siègent dans les tribunaux de commerce. La formation que nous leur proposons repose sur l’approche par compétences. Elle est adaptée aux contraintes liées à ce public et en particulier le temps contraint et l’hétérogénéité des apprenants.

Au-delà des savoirs juridiques, nous cherchons à les former aux « gestes-métier ». S’il y a des notions juridiques à transmettre, les personnes formées par l’ENM devront surtout mettre en œuvre rapidement des actions et postures abordées en formation telle que la manière de présider une audience ou de rédiger un jugement. Pour les former à ce qui les attend, nous mettons en œuvre une pédagogie active déployée dans des petits groupes avec des formateurs que nous avons au préalable formée à notre pédagogie. 

Pendant la crise sanitaire nous avons dû adapter dans l’urgence nos modules de formation au distanciel. Cela a été un défi qui nous a tous bousculé (organisateurs, formateurs, apprenants) mais cette expérience nous a permis de tester de nouveaux formats pédagogiques et de renouveler notre offre de formation. 

Cultiver sa capacité à apprendre est sans aucun doute une compétence essentielle dans un contexte professionnel où les compétences techniques (hard skills) se périment en quelques années. C’est particulièrement vrai dans le domaine juridique où les lois évoluent sans cesse. Finalement, face à un cadre législatif aussi mouvant, quelles sont mes compétences pérennes ? Au-delà des soft skills propres à chacun, pour un magistrat, je pense que ce sont le positionnement (l’impartialité et le respect du contradictoire) et le raisonnement (la confrontation des faits au droit par le prisme du syllogisme judiciaire).

 

Le Legal Design a été créé récemment, qu’est-ce que cela implique pour votre métier ?

Le legal design est une démarche qui vise à mettre l’utilisateur au centre de la production juridique afin d’améliorer l’impact des messages.

C’est pour répondre aux besoins spécifiques de ces publics que l’ENM s’est intéressée au langage juridique clair et au legal design.

Le centrage utilisateur est le point de départ de l’élaboration des contenus de formation, en lien avec les objectifs pédagogiques définis, à travers 3 questions essentielles :

  • qui est l’utilisateur ?
  • quelle est sa compréhension de la notion juridique abordée ?
  • que va-t-il faire de la recommandation juridique ?

La connaissance de chacun de nos publics et l’expérience de leur formation acquises au fil des années guident la conception des messages transmis en formation. Pour traiter l’hétérogénéité des profils juridiques, les contenus sont élaborés selon une forme progressive avec pour point de départ le regard d’un apprenant qui découvrirait totalement le sujet. 

La structuration du contenu guide l’utilisateur, elle capte son attention, facilite sa compréhension et initie la mémorisation. La structure est visible et l’utilisateur sait à quel endroit de la formation il se situe. Les informations sont hiérarchisées en fonction de ce qui sera utile aux apprenants dans leur pratique ultérieure. Ces principes s’appliquent dans les différents supports élaborés par l’ENM, notamment les diaporamas utilisés à l’appui de sessions en présentiel et les visuels des e-learning. Les visuels sont utilisés pour servir le message et en augmenter l’impact.

 

Qu’est-ce qui a évolué, dans votre vie professionnelle ou personnelle, suite à votre passage par l’IHEE ? 

L’IHEE m’a conforté dans l’idée qu’il faut créer des ponts entre univers professionnels et que nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres. Mon passage à l’IHEE m’a également fait prendre conscience de l’importance de la formation, pas seulement dans son aspect de mise à jour des savoirs, mais aussi pour bousculer ses croyances, confronter ses certitudes à celle des autres, s’ouvrir à de nouvelles pratiques. 

 

Avez-vous une inspiration à partager avec nos lecteurs ?

En tant que femme dans un métier très féminisé, je me suis souvent étonnée que notre nombre, au lieu d’être un avantage pour la carrière des femmes, jouait plutôt en notre défaveur et j’ai réalisé que nous avions une propension individuelle et collective à la dévalorisation. Pour en comprendre les ficelles et s’en défaire, je recommande vivement le livre d’Anne-Cécile Sarfati « Etre femme au travail, tout ce qu’il faut savoir pour réussir mais qu’on ne vous dit pas ». Ce livre décode les règles implicites du monde du travail et fait le lien avec les attitudes adoptées par les femmes dans un contexte professionnel. J’en ai recommandé la lecture à toutes les jeunes femmes de mon entourage : savoir comment le monde du travail fonctionne est la première étape de l’empowerment.

Inspiration

 

Anne-Cécile Sarfati, « Etre femme au travail, tout ce qu’il faut savoir pour réussir mais qu’on ne vous dit pas »